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​Depuis une quinzaine d’années, Carole Brandon développe une œuvre à l’intersection de la création hypermédia et de la réflexion, fondamentalement hybride.

Elle situe sa recherche-création (elle est aussi enseignante au département Communication/Hypermédia de l’Université de Savoie-Mont Blanc) dans ces « entre-espaces » et « entre corps/machines » qu’elle ne cesse d’interroger. Dans son récent essai L’art et le dispositif – introduction aux hypermédias paru aux éditions Europia, elle passe en revue, de manière à la fois synthétique et précise, ces notions d’hypermédia, avec ses extensions de réalité virtuelle, mixte ou augmentée et de dispositif qui n’est pas qu’associée à la société de contrôle, mais aussi aujourd’hui à l’expérimentation tant de l’artiste que du visiteur/acteur qui fait éclater les limites de la représentation et de la narration traditionnelles. Elle pose ici l’hypothèse que « le rôle des œuvres d’art connectées et interactives consisterait à matérialiser ces espaces entre comme une forme de résistance à une désubjectivation croissante grandissante mais également au développement des objets connectés de plus en plus présents et de plus en plus smart.Explication/conversation avec une créatrice tant de flux iconiques que réflexifs, engagée dans nos turbulences sociéto-techno-culturelles, qui vient de nous livrer un précieux outil pédagogique.

Entretien avec Carole Brandon
Philippe Franck – décembre 2022

Philippe Franck : Vous avez une formation en arts plastiques et êtes passée, dans votre pratique artistique, rapidement par la peinture puis les installations et la vidéo avant de vous attarder sur la création numérique. Que reste-t-il de cette « plasticité » dans votre travail actuel et à partir de vos premiers travaux interactifs ? Je pense à vos premières créations multimédiatiques comme Durch den Himmel (2007), vidéo interactive et participative, bande-annonce du premier urban game réalisé en France par Catherine Beaugrand et Marc Veyrat pour la Biennale du Design, ou More Sensitive (2008), version interactive de Sensitive Room (« chambre sensible »), une pièce de théâtre mise en scène par Carine Pauchon/Cie In-Time à partir des sonnets de Louise Labé, poétesse féministe de la Renaissance française…

Carole Brandon : Ce qui m’a toujours intéressée, et qui n’est pas déterminé par l’outil ou la technologie (le médium donc) c’est ce qui se passe entre surface et profondeur ; un espace entre lequel se jouent des mixités particulières que vous désignez très justement, plasticité. Un entre-deux où s’échangent des éléments visibles et d’autres dissimulés, qui conditionnent la perception dans toutes ses dimensions. Si en peinture, j’accumule des couches pour ensuite les gratter, les éroder, le côté liquide, flux-tuant et germinatif du numérique (de la vidéo au virtuel) a apporté une dimension vibratoire supplémentaire par le mouvement permanent et les traversées possibles dans des entre-espaces absolument uniques.

Cette malléabilité numérique me fascine dans ses potentiels infinis de stratification où les tissages entre les couches sont activés par les corps en présence et visibles grâce aux dispositifs machiniques. Je retourne l’entièreté du fonctionnement du dispositif à l’image pour en révéler l’existence et les porosités, volontairement invisibilisé par internet et les réseaux sociaux et tout type de surveillance digitale.

Entre les captations de la caméra jusqu’aux intégrations dans les logiciels vidéo ou les mondes virtuels, le travail sur la lumière et les couleurs permet de révéler ces espaces totalement inédits, qui appartiennent autant à la machine, à son programme, qu’à l’image enregistrée ou à la colorimétrie captée.

Ces entre-espaces que je nomme, pour cela, flottants (sans territoire et sans racine, multiforme), donnent une résistance, une respiration aux lissages médiatiques, aux aplatissements des images, désormais sur les réseaux sociaux.

Dans les premières œuvres que vous citez, je voulais que le corps en présence du spectateur ou de la spectatrice, crée une épaisseur picturale, uniquement fabriquée par accumulation de textes ou de postures, face à la machine (dans la première œuvre des SMS sur une vidéo, dans la seconde, des éléments d’une pièce de théâtre selon notre usage du clavier, la webcam ou le micro) . On perdait en visibilité (ce qui était filmé au départ) pour gagner en sensation d’une matière modelable numérique. J’ai une grande passion pour l’impressionnisme, les recherches de l’impalpable, l’indécis de Claude Monet ou Berthe Morisot. Je le vois comme une forme de langage ancestral, disons une manière de concevoir nos perceptions, qui passe d’abord par l’haptique, par un système invisible mais présent, vibratoire et pourtant impalpable. Je ne cherche pas un équivalent numérique à un référent tangible, mais plutôt un dévoilement de ce que l’œil ne perçoit pas mais que le corps vit, enregistre, absorbe. Le capitalisme s’est évertué à placer des machines entre notre corps naturel humain et notre environnement, nous éloignant de compétences physiques, relationnelles, émotionnelles primitives avec la nature, les autres espèces, pour gagner en contrôle et surveillance ; pour nous éloigner de nous-mêmes, nous objectiver.

Et les machines me fascinent en tant qu’artiste pour les éprouver dans ce qu’elles sont capables de produire en résistance, contre cette massification et uniformisation de leurs usages mais également de leur façon d’imposer une perception (souvent anxiogène et uniforme) du monde.

Je suis convaincue, et c’est pour cela que je travaille actuellement en VR et caméra thermique, que les technologies actuelles aident à expérimenter de nouvelles perceptions voire de réapprendre des capacités humaines naturelles oubliées ; même si la force de frappe des artistes (avec moins de moyens que les industries et groupes financiers) semble un peu dérisoire. Dans Nympheas Survey, je souhaitais travailler en VR l’impact de la couleur dans la perception d’un bâtiment patrimonial (la Rotonde de Chambéry ou les Bains Douches à Laval). Des couleurs totalement invisibles in situ, mais une fois filmées et passées en thermique pour la VR, leur existence gorgée littéralement de lumière, donne une tout autre expérience du bâti. Cette matérialité particulière dans le passage de la caméra à la VR me questionne sur ce que l’on ne voit plus avec nos yeux mais que la machine rend visible, les couleurs et les vrombissements des surfaces ; ainsi que tous les entre-espaces élastiques et inédits qu’elle propose. Cette multiplicité des points de vue est rendue possible par l’expérience des entre-espaces, grâce au numérique et aux technologies XR. Elles permettent une vision et une expérience des espaces en fractal et en flux afin de réapprendre à considérer ce que Nikola Tesla avait parfaitement anticipé quand il considère l’univers en tant qu’énergies et ondes.

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CHRONIQUES EN MOUVEMENT

  • Godard, dieu du cinéma, prophète de la vidéo, par Jean-Paul Fargier – p.8
  • Jean-Luc Godard, poète jusqu’au bout des doigts, par Marc Mercier – p.16
  • Impressions soleil couchant…, par Jean-Paul Fargier – p.26
  • Alger/Casablanca, le grand sud des arts vidéo, par Marc Mercier – p.30
  • Les corps si oui des Corsino, par Jean-Paul Fargier – p.42
  • Retour sur une expérience curatoriale, par Gabriel Soucheyre – p.46
  • Au-dessous comme au-dessus, par Gabrielė Arlauskaitė – p.50
  • L’art à la limite de la perception, par Tomas Pabedinskas – p.56
  • La création sonore en zone libre, propos recueillis par Philippe Franck – 64

PORTRAIT D’ARTISTE : ANNE-SARAH LE MEUR

  • Entretien avec Anne-Sarah Le Meur, propos recueillis par Gabriel Soucheyre – p.76 Au creux de l’obscur, par Anne-Sarah Le Meur – p.82
  • Corps, nombre, lumière, par Anne-Sarah Le Meur – p.90
  • Anne-Sarah Le Meur peinture programmée, par Jean-Jacques Gay – p.98
  • Portrait vidéo : Anne-Sarah Le Meur, par Gabriel Soucheyre – p.100

SUR LE FOND

  • Severance, Dissociation, par Alain Bourges – p.102
  • Entre-espaces et dispositifs hypermédia, propos recueillis par Philippe Franck – p.106
  • Félix Côte, aux sources des fossiles numériques, propos recueillis par Maxence Grugier – p.114
  • Un art du camouflage, à propos de quelques cas de détournement, par Gilbert Pons – p.122
  • Rachel M. Cholz, propos recueillis par Jacques Urbanska – p.132
  • La chimie sonore de Mathilde Schoenauer Sebag, propos recueillis par Jacques Urbanska – p.144

LES ŒUVRES EN SCÈNE

  • L’Arbre et ses rhizomes vidéographiques de Sivan Eldar, par Geneviève Charras – p.152

SUPPLÉMENT

  • Lockdown Publishing : Les boucles de l’archeiropoièse, par Stéphane Troiscarrés – p.154

Infos

Production

  • Videoformes
  • Article : avec le soutien de Transcultures et des Pépinières Européennes de Création
  • videoformes.com/magazine