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Texte paru dans le catalogue de la biennale ARTour – Art contemporain et patrimoine dont l’édition 2023 (du 26.06 > 10.09.2023) propose d’interroger les notions de territoires concrets ou imaginaires, d’espaces intermédiaires, de frontières insaisissables, de dimensions singulières… Autant de mondes parallèles – réels ou abstraits, séculaires ou expectatifs – auxquels les artistes contemporains, et eux seuls, peuvent nous donner l’accès…

La thématique des “entre-mondes » choisie pour cette quatorzième édition d’ARTour (la dernière qui sera coordonnée par Eric Claus qui l’a initiée et développée, au sein du Centre culturel régional, avec une force tranquille appréciée par l’ensemble de ses partenaires) nous ouvrent avec sa sélection de projets à d’autres dimensions interstitielles ou parallèles qu’il s’agit d’évoquer de manière poétique, polémique ou plus ou moins détournée, pour les œuvres visuelles, numériques, sonores et intermédiatiques présentées dans cette manifestation qui en fédérant une dizaine de lieux et proposant aussi des parcours urbains à La Louvière et d’autres villes de la Région Centre, est, en soi, une précieuse « entre-zone » créative temporaire.

Bien avant l’avènement du numérique et des bouleversements récents de l’intelligence artificielle mythologie, les mythologies anciennes avaient le monde des Dieux et celui des Hommes mais aussi celui des êtres hybrides mi divins mi humains. Dans la Grèce antique, un demi dieu peut être issu d’une mortelle et d’un dieu (lequel revêt une ou plusieurs apparences humaines et se livre volontiers à ses jeux de séduction et de pouvoir), d’une déesse et d’un mortel, divinisé pour ses exploits (tels les héros historiques  Achille et Ajax de la guerre de Troie ou encore Hercule une fois venu à bout de ses « 12 travaux ») ou encore un être surnaturel ensuite appelé comme tel. Ces demi-dieux ont des qualités à la fois humaines et divines et agissent également comme des sortes de messagers entre ces mondes permettant aussi d’intégrer des événements importants autrement alors incompréhensibles et de construire des récits fondateurs.

Aujourd’hui ces mythes font partie de l’Histoire mais n’éclairent plus directement nos existences. Nous sommes devenus nos propres demi dieux païens via nos avatars et infinies projections de nous-mêmes, le plus souvent fantasmagoriques. Néanmoins ce besoin de trait d’union entre l’ « ici et maintenant » et un « déjà ailleurs » reste plus que jamais vivace.

D’une certaine manière, nous évoluons sans cesse, via nos écrans et les réseaux, dans ces « entre-mondes » avec la difficulté croissante d’identifier ce que serait le khaos primordial[1] ou une réalité première de plus en plus éloignée. L’antagonisme entre « réel » et « virtuel » est aujourd’hui dépassé ; cette constatation est désormais un lieu commun mais il nous semble intéressant de revenir ici rapidement sur ces notions ainsi que quelques autres qui sont au centre d’une dialectique devenue, au cours de ces dernières décennies accélerationnistes, de plus en plus élastique et complexe.

Pour Pierre Lévy, le virtuel ne s’oppose pas au réel. Il rappelle que le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, qui à son tour dérive de virtus, qui signifie force ou pouvoir. Le virtuel est ce qui existe en potentiel et pas en acte non encore présentifié.

Pierre Lévy reprend la différence qualitative entre possible et virtuel proposée par Gilles Deleuze[2] lequel parlait d’actuel (et non de réel) et de virtuel[3] : le virtuel renvoie à ce qui existe en puissance et non de fait, à ce qui n’est pas encore actualisé, alors que le possible est un réel latent, statique et déjà constitué »[4]. Certaines assertions du philosophe, sociologue et chercheur en sciences de l’information et de la communication (SIC) français, qui, dans les années 90, apparaissaient, notamment avec son apologie de l’intelligence collective, comme les mantras d’une forme de gourou des cultures électroniques, ont pu être jugées péremptoires, téméraires mais reconnaissons qu’il a, plus globalement, tenté d’appréhender la virtualisation comme un processus généralisé d’« hominisation » (du paléolithique à notre société postindustrielle) susceptible d’éclairer notre histoire.

Pour le co-auteur des Arbres de la connaissance, la mutation contemporaine peut s’interpréter comme la reprise de « l’autocréation de l’humanité » qui se caractérise par trois processus de virtualisation : le développement des langages, le foisonnement des techniques et la complexification des institutions. « La virtualisation, appréhendée comme le mouvement anthropologique qui permet à l’être humain de se détacher de l’expérience courante et d’imaginer un ailleurs, caractériserait l’invention primitive de la technique par l’extériorisation et la matérialisation des fonctions du corps humain dans des objets. Cette étape première de la virtualisation aurait permis la constitution d’un « corps élargi » et l’accès à un ensemble indéfini d’usages possibles des dispositifs techniques »[5].

Pour Levy, les trois virtualisations que sont le langage, la technique et les institutions ont joué un rôle essentiel en permettant à l’être humain de sortir de « l’immédiateté sensorielle » et de se constituer comme sujet social, cognitif et pratique. Dès lors, le sujet et l’objet ne sont plus « des substances mais des fluctuants nœuds d’événements qui s’interfacent et s’enveloppent réciproquement»[6].

Ces « interzones » – du nom de ce recueil, mix de fragments et de lettres écrites dans les années 50 à l’époque de The Naked Lunch (le scandaleux « festin nu ») à Tanger alors « International Zone » avant l’indépendance du Maroc – par William S. Burroughs dans sa volonté de faire de l’écriture un moyen d’exploration transgressif des régions mentales encore inexplorées et parfois dangereuses – ouvrent les frontières de la rationalité et des normes pour offrir de nouveaux espace-temps libertaires pour l’imaginaire. Burroughs aimait rappeler la phrase (également cité par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale) de Hassan I Sabbah, le maître ismaélite[7] de l’ordre des Assassins (Hashshashin) qui défiait les puissants du 11ème siècle,  « nothing is true, everything is permitted”. Ce moto nous ramène aussi à cette conception bouddhiste que tout est illusion et semble aussi autoriser toute expérience libertaire. Il ouvre les portes à toute virtualité s’exprimant par la liberté, par la capacité d’explorer, de créer le chemin et la rencontre. Cette énergie-potentialité qui est « au cœur de l’être qui chemine vers le devenir, c’est-à-dire vers des façons humaines toujours renouvelées d’appréhender le temps et l’espace, de dépasser le lien entre le réel et le possible (…)[8].

Aujourd’hui notre « actualité » quotidienne est une projection quasi permanente dans ces « virtualités » qui multiplient et réinventent nos identités (tantôt en les affirmant tantôt en les pulvérisant dans les méandres des réseaux) ; nous ne cessons de nous redécouvrir dans ce que Jean Baudrillard a appelé « l’hyperréalité ». Selon le philosophe/sociologue français, notre monde postmoderne ne serait plus qu’une copie sans référent. Dans ce règne absolu du simulacre, la réalité deviendrait une « imposture » et le monde « une illusion fondamentale » sans vérification possible.

Ce qu’il écrit dans Simulacres et Simulation publié en 1981 bien avant la généralisation d’Internet et des réseaux sociaux, apparait aujourd’hui comme visionnaire : « il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement ni même de parodie ; il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel (…) Il n’y a de réel, il n’y a d’imaginaire qu’à un certaine distance. Qu’en est-il quand cette distance, y comprend entre celle du réel et de l’imaginaire, tend à s’abolir, à se résorber au seul profit du modèle ? Or d’un ordre de simulacres à un autre, la tendance est bien celle d’une résorption de cette distance, de cet écart qui laisse place à une projection idéale ou critique. »[9] Celle-ci selon Baudrillard, est maximale dans l’utopie où se dessinerait un univers radicalement différent mais se réduirait de façon considérable dans la science-fiction qui ne serait le plus souvent, pour lui, « qu’une projection démesurée, mais non qualitativement différente, du monde réel de la production ».[10]

Sans doute était-ce cette vision qui le ferait, plus tard, désapprouver le blockbuster Matrix (2000) dans lequel le héros Néo, l’élu qui doit permettre aux derniers résistants humains de vaincre les machines esclavagistes, dissimule dans sa chambre un faux livre intitulé Simulacres et simulation qui lui-même cache en fait une disquette piratée.

Pour Baudrillard, les – alors frères devenus sœurs- Wachowski y confondent simulation et illusion et tente vainement de représenter un virtuel technologique[11] dans un film qui est le « fétiche même de cet univers de technologies à l’écran où il n’y a plus de distinction entre le réel et l’imaginaire »[12] en nous donnant le choix entre un monde où tout est faux et sous contrôle et un autre « réel » où tout est destruction et menace permanente.

Dans ses dernières années, lassé des contresens et malentendus autour du terme de « simulation », Baudrillard l’abandonne pour lui préférer le terme de « réalité intégrale ». C’est la réalité de la réalité simulée ou la réalisation de toutes les virtualités contenues dans la réalité, l’accomplissement de toute ce qu’elle contient, même les phénomènes les plus contradictoires et les plus opposés[13].

Les métavers[14] sont-ils aujourd’hui le lieu de cette « réalité intégrale » ? Finalement la promesse d’un méta univers ne serait-elle pas, elle aussi, une illusion qui plutôt que d’ouvrir, comme la doxa des réseaux béats n’arrête de le matraquer, vers d’autres mondes qui transcenderaient le nôtre devenu déceptif et agonisant, ne serait qu’un prolongement – le plus souvent ludique –  de celui-ci afin de mieux servir les intérêts d’un techno capitalisme dévorant. Comme le pointe Nicolas Gastineau, « Plutôt que de nous sortir du monde, le métavers fait du numérique une matière invasive, qui infiltre le réel de ses apparitions »[15].

Certains mettent en avant de nouvelles formes relationnelles et communautaires que permettent les métavers. Le journaliste y voit plutôt le risque d’un repli sur soi avec la possibilité de se réfugier, à tout moment, dans « son monde », et ce dans une solitude radicale : « Ce refuge toujours à disposition dissout, en grande partie, ce qui constitue la nature du monde : notre être-avec les autres face à l’adversité, à l’aspérité du réel. Même lorsque nous rencontrons l’autre dans le métavers, nous le rencontrons en terrain conquis – en nous-mêmes, pourrait-on dire. Être avec autrui, au sens fort, suppose au contraire que nous allions l’un vers l’autre sur le sol d’un monde qui n’appartient à personne, qui nous échappe, nous résiste, nous menace, aussi.»[16]. D’autres lui objecteraient que la réalité mixte[17] permet justement d’explorer avec son casque ou ses lunettes mais aussi son téléphone portable, cette jonction entre le monde réel et le virtuel avec des technologies elles aussi hybrides allant donc de la réalité augmentée (RA – ajouter du contenu numérique dans un environnement réel) à la virtualité augmentée (action inverse de la RA). Certains s’enthousiasment pour la fulgurante évolution de l’Intelligence artificielle[18] alors que d’autres pointent les questions éthiques (notamment au niveau des usages artistiques, tant de l’IA à partir d’œuvres existantes que des artistes utilisant des générateurs d’images, de textes ou de sons), les dangers qu’elle nous contrôle et les pouvoirs « injonctifs » de la machine avec aussi le spectre de sa rébellion contre son créateur tel Hal, le supercalculateur doté d’Intelligence artificielle qui contrôle les fonctions vitales du vaisseau spatial dans 2001 l’Odyssée de l’Espace[19].

Ainsi pour le philosophe/observateur critique des évolutions techno sociétales, Eric Sadin, « il s’avère impératif de s’opposer à cette offensive antihumaniste et de faire valoir, contre une rationalité normative promettant la perfection supposée en toute chose, des formes de rationalité fondées sur la pluralité des êtres et l’incertitude inhérente à la vie »[20]. Cette entre-monde numérique ubiquitaire serait-il le refuge à cette emprise croissante d’un réel de plus en plus dystopique ou au contraire, le piège ultime, de plus en plus raffiné, d’une société de l’hyper contrôle y compris de nos évasions ?

Là encore, l’Art qui n’a pas attendu ces derniers développements technologiques pour nous plonger dans ses dimensions autres (de Jérôme Bosch à Louise Bourgeois, de Luis Buñuel à David Lynch, de Jules Vernes à Philip K. Dick ou, encore en Belgique, de René Magritte à Pol Bury) n’a pas vocation à répondre mais plutôt à re/questionner en apportant d’autres éclairages, métaphores, expériences, récits, transfigurations d’un réel-virtuel/virtuel-réel. Il est par nature dans l’extrapolation du réel et ce qu’il utilise des outils analogiques ou numériques dans quelques disciplines que ce soit.

Cet irréductible entre est celui de l’imagination[21] qui nous fait sortir de l’antre de nos réalités-irréalités, certitudes-incertitudes, rationalités-instinctivités, répressions-rébellions… pour nous emmener dans le labyrinthe de nos multivalences voyageuses.

Philippe Franck

Notes
  1. Pour les anciens Grecs, le khaos n’était pas le néant mais l’espace préexistant à toute chose, un ensemble d’énergies conflictuelles contenant l’ensemble des éléments susceptibles de former l’univers.
  2. Selon Deleuze, le virtuel est relié au réel, à la réalisation d’un acte, d’une fonction, d’un rôle. L’essentiel d’une « réalité virtuelle » consiste dans le fait qu’elle semble se passer de la structure physique et logique dont l’homme a besoin (telle que le corps). Le virtuel a les propriétés du réel. Un objet virtuel peut avoir des « vraies » effets et engendrer une relation. Par exemple, une communauté d’individus partageant des intérêts communs peut se créer, grâce aux réseaux technologiques, sans être contrainte ni géographiquement ni par des rencontres physiques.
  3. « Tout actuel s’entoure de cercles de virtualités toujours renouvelés, dont chacun en émet un autre, et tous entourent et réagissent sur l’actuel » Gilles Deleuze, L’actuel et le virtuel in Dialogues, 1996.
  4. Laurence Kaufman Qu’est-ce que le virtuel ? (Pierre Levy) in Réseaux, volume 14, n°76, 1996. Le temps de l’événement II. pp. 171-174;
  5. idem
  6. Pierre Levy, Qu’est-ce que le virtuel ? Éditions La Découverte, 1995, p. 134.
  7. Branche tolérante et ésotérique du chiisme, persécutée en son temps.
  8. Maria Maïa, Le virtuel, le réel et l’actuel in Informations Sociales 2008/3, n°147, p. 90.
  9. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Éditions Galilée, 1981, p. 178.
  10. Ibid., p.178.
  11. Pour Baudrillard, le virtuel technologique n’est pas la simulation, laquelle est un nouveau mode de réalité qui s’oppose à une conception « rationnelle et objective » de celle-ci qu’il juste obsolète.
  12. Ludovic Leonelli, Jean Baudrillard et Matrix : désaccord parfait in Back to Baudrillard, sous la direction de 0livier Penot-Lacassagne, CNRS Editions, 2015, p. 217.
  13. Ibid., p. 220.
  14. C’est l’auteur de science-fiction américain Neal Stephenson qui a inventé le mot dans son roman (post)cyberpunk Le Samouraï virtuel (1992) pour décrire une dimension où notre avatar peut prendre toutes les apparences.
  15. Nicolas Gastineau, Le métavers : monde parallèle ou illusion d’optique ? in Philosophie Magazine, n°154, novembre 2021.
  16. Ibid.
  17. Cette définition est apparue pour la première fois en 1994, dans un article universitaire publié par Paul Milgram et Fumio Kishino intitulé “A Taxonomy of Mixed Reality Visual Displays”.
  18. Terme créé, en 1955, par le mathématicien nord-américain John Mc Carthy qui désirait par cette « science et l’ingénierie de fabrication de machines – en particulier informatiques – intelligentes » mieux comprendre l’intelligence humaine
  19. Le roman de science-fiction d’Arthur C. Clark écrit en 1968 et adapté, cette année-là, pour le cinéma par Stanley Kubrick).
  20. Présentation de Eric Sadin, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle (anatomie d’un antihumanisme radical), L’échappée,
  21. L’imagination n’est pas – expliquait Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves – essais sur l’imagination de la matière (1942) – la faculté de former des images de la réalité mais plutôt la faculté de former des images qui dépassent la réalité, une « faculté de surhumanité ».